LA QUENELLE DE BROCHET

La paternité de la recette, l'origine géographique et historique du produit sont floues. On trouve une multitude de personnages, d'horizons divers, de temps immémoriaux ou plus récents pouvant revendiquer la création de la quenelle. D'une origine étymologique yiddish provenant du mot « quenape », en passant par l'empereur romain Héliogabale, une recette germanique ou un charcutier lyonnais du début du XXème siècle, force est de constater que la quenelle est universelle et mondialement connue. Lyon en est devenue la capitale pour le plus grand plaisir des touristes gastronomes en visite entre Rhône et Saône. Elle s’accommode de toutes les paternités comme elle se marie avec une multitude de sauces.

Ce plat typique des tables royales et nobles ne se préparait pas de la même manière qu'aujourd'hui avant le XIXème siècle. Longues, sans couleurs particulières, les quenelles que l'on préparait autrefois se composaient principalement d'un hachis de volaille, de gibier ou de poisson auquel on incorporait une égale quantité de mie de pain trempée dans du lait. Le mélange était pilé puis accommodé de beurre, de jaunes d'oeufs et de divers assaisonnements. Une dernière étape consistait à pocher la quenelle en la cuisant dans l'eau.

D'autres recettes utilisaient de la farine, généralement de blé. Elles prennent pour beaucoup leurs racines étymologiques et culinaires dans des recettes germaniques de plats appelés « Knödel », « Knoffle », signifiant « boulette de pâte » et qui étaient très populaires en Autriche et en Allemagne. Puis, vint le temps où la gastronomie et l'art culinaire lyonnais réutilisèrent ces anciennes recettes pour en faire un véritable succès local puis mondial.

Au cours du premier quart du XIXème siècle, l'industrie se développe, les transports s'organisent à travers l'ensemble du territoire, les productions agricoles ne cessent d'augmenter tandis que le prix de leurs ventes gonflent d'une manière générale. Certaines aires géographiques françaises et certains axes de communication sont particulièrement favorisés et concourent à l'essor du libre-échange en France et à l'enrichissement des populations locales. Parmi elles, la région lyonnaise et la vallée de la Saône demeurent au centre de nombreux axes de circulation et, un réseau relativement dense de petites et moyennes villes participe et profite de l'enrichissement de la métropole régionale que Lyon commence à devenir.

Mais en 1830, alors que la pyrale ravage les vignobles Mâconnais et Beaujolais tout proches, une autre invasion animalière pose problème. La Saône, cette rivière si commode pour se déplacer, pour se nourrir, pour s'approvisionner en eau...est envahie par les brochets. Le poisson carnassier y pullule et, malgré des pêches intensives, menace l'équilibre naturel des cours d'eau et des étangs. Si la question de la surpopulation de brochets dans la Saône est rapidement réglée, se dresse dès lors le problème de l'utilisation de ces poissons. Dans une société où l'alimentation n'est pas encore complètement assurée pour tous, il est évidemment hors de question de jeter et de gaspiller une telle source de nourriture. Il convient de trouver de nouvelles façons de cuisiner cet intrusif poisson.

Selon les différentes sources, plusieurs personnages furent les créateurs de la quenelle ou du moins à l'origine de la nouvelle recette qui devrait bientôt faire la renommée du plat. Charles Morateur, installé dans la région lyonnaise comme pâtissier, a l'idée, aux alentours de 1830, d'incorporer du brochet dans une pâte à choux. Sa recette permet de préparer le poisson des Dombes et de la Saône d'une nouvelle manière mais aussi de proposer une invention culinaire originale. Il propose un mélange de chair de brochet pilé dans un mortier en pierre avec une « panade », préparation à base de farine cuite ou de semoule, d'eau ou de lait, de gras de bœuf haché et de jaunes d'oeufs ajouté au fur et à mesure. Le plat est dense et assez consistant, satisfaisant les appétits les plus grands. La recette se démocratise, les palais se délectent de ce nouveau mets et les créateurs de quenelles se multiplient. Une tradition naquit alors dans les habitudes dominicales des Lyonnais. Le matin, ils se rendent dans la pâtisserie de leur quartier, munis d'une casserole. Ils y achètent les quenelles qu'ils dégustent le midi même et les font placer, ainsi que la sauce nécessaire à leur cuisson, dans la casserole.

Déjà au XVIIIème siècle, Brillat-Savarin, célèbre gastronome français originaire de Belley dans le Bugey, fit la promotion de la quenelle lyonnaise à Paris. A partir du milieu du XIXème siècle, l'envahissement continu de la Saône et des Dombes par des brochets oblige à multiplier les inventions culinaires et à fabriquer toujours plus de quenelles. La quenelle devient un des plats privilégiés des hautes sociétés tandis que les classes populaires l'apprécient également pour sa facilité de préparation et sa capacité à bien nourrir à bas prix.

La tradition voulait que les pâtissiers détenaient seuls le monopole de la fabrication des quenelles. Avant la revente, et pour leur donner une forme appétissante, les quenelles étaient découpées en petites boules puis roulées à la main sur une table saupoudrée de farine. Une dernière étape consistait à les pocher dans l'eau chaude. L'aspect allongé et cylindrique de la quenelle ainsi obtenu, devait lui assurer une reconnaissance immédiate et son succès.

Au début du XXème siècle, le fils d'un charcutier, Joseph Moyne décide de remettre au goût du jour la recette. En 1903-1904, il développe son commerce en proposant toutes sortes de produits pâtissiers, charcutiers, des plats cuisinés et même des vins. Puis, une fois la Grande Guerre de 1914-1918 terminée, Joseph Moyne s'associe avec Rousseau, un chocolatier. Au milieu des années 1920, les deux hommes, et plus principalement Moyne, créent une nouvelle recette, plus élaborée et plus moderne de l'ancienne quenelle lyonnaise. Le gras de bœuf est remplacé par du beurre tandis que la panade, plus cuite, s'apparente davantage à une crème pâtissière, où la lourdeur a disparu. La « quenelle de régime » est née pour le bonheur des plus gourmands. L'homogénéité du produit est meilleure et la quenelle devient, grâce à Joseph Moyne, plus digeste et plus légère. Joseph Moyne crée une « pilée », terme technique pour désigner la pâte à quenelle, plus molle, dont la consistance rend particulièrement difficile la mise en forme cylindrique et allongée de la quenelle. Pour remédier au problème, Joseph Moyne a l'idée de découper les quenelles à l'aide de cuillers spéciales qui finissent par donner un aspect pointu aux extrémités. Joseph Moyne popularise une nouvelle recette et une nouvelle forme de la quenelle lyonnaise. En même temps, il retire le privilège et le monopole des pâtissiers sur ce produit pour confier la fabrication de la quenelle principalement aux charcutiers. Une nouvelle ère de l'histoire de la quenelle est ouverte.

QUENELLE DE BROCHET ACCOMPAGNÉE DE SA SAUCE HOMARDINE